Chaque année, quand venaient le mois d’avril et les commémorations du génocide des Tutsi, Agatha* éteignait la radio et se murait dans le silence, passant l’essentiel de son temps blottie dans son lit.
Un jour de 2006, sa fille Agnès* a demandé des explications à sa grand-mère. La réponse a laissé la fillette, alors âgée d’une dizaine d’années, sous le choc. « J’ai pleuré et j’ai immédiatement commencé à avoir peur de ma mère parce que j’avais le sentiment d’être une blessure dans son âme », raconte Agnès, aujourd’hui âgée de 28 ans.
Sa mère, ainsi que sa grand-mère, font partie des quelque 250.000 filles et femmes violées par des extrémistes hutu pendant le génocide qui a visé au Rwanda la minorité tutsi entre avril et juillet 1994, selon des estimations de l’ONU.
Au moins 800.000 personnes, essentiellement des Tutsi mais aussi des Hutu modérés, ont été tuées durant les trois mois de massacres.
Violée et enlevée par un ancien élève hutu de son école, Agatha a accouché d’Agnès à l’âge de 17 ans, dans un camp de réfugiés en Tanzanie où son ravisseur l’avait emmenée, fuyant les représailles après la chute du régime génocidaire renversé par la rébellion tutsi du Front patriotique rwandais (FPR). Ce dernier est décédé peu de temps après.
Les proches d’Agatha l’ont exhortée à tuer l’enfant. Elle a refusé. Pourtant, chaque fois qu’elle regardait Agnès, elle voyait son avenir brisé, son rêve envolé de devenir vétérinaire et de s’occuper du troupeau familial.
La discrimination envers les Tutsi était courante avant le génocide, y compris à l’école où les professeurs hutu ne cachaient pas leur mépris pour les élèves tutsi. Mais elle n’avait jamais imaginé voir son père tué sous ses yeux et son corps jeté dans une latrine par un voisin hutu.
Paria
À son retour dans le district de Ngoma, dans l’est du Rwanda, en 1996, tout avait changé. Plus de vaches, peu d’argent et Agatha était « une enfant avec un enfant », comme elle se décrit elle-même.
« C’est Dieu qui l’a élevée, pas moi. Je n’avais aucune capacité », explique la femme aujourd’hui âgée de 45 ans et mère de sept enfants. Agnès a été rejetée par l’ensemble de sa famille. Du côté paternel hutu, on la traitait de « serpent », en écho à la rhétorique de haine anti-Tutsi qui avait alimenté les massacres.
Sa famille maternelle tutsi estimait, elle, que dans ses veines coulait le sang des auteurs du génocide. Se sentant étrangère dans sa propre famille, elle quitte la maison à 16 ans, gagne sa vie comme serveuse ou en se prostituant.
Elle revient sept ans plus tard dans son village, après que son premier mari l’a quittée lorsqu’il a découvert qu’Agnès était « née d’un viol ». Elle s’est remariée et a eu un deuxième enfant.
Pendant les cinq années suivantes, Agnès et Agatha ont vécu dans une coexistence difficile, passant sous silence leur lourd passé.
«Long chemin»
Si le gouvernement rwandais a créé en 2002 des tribunaux communautaires permettant aux victimes d’écouter les « aveux » des bourreaux, la souffrance des survivantes de viol et de leurs enfants a été peu considérée.
Les enfants nés d’un viol – environ 20.000, selon l’ONG Survivors Fund – ne sont pas reconnus comme victimes du génocide par le gouvernement.
En 2020, la section rwandaise de l’ONG Interpeace a organisé des ateliers pour traiter ce traumatisme générationnel appelés « Mvura Nkuvure » (« Guéris-moi, je te guéris », en kinyarwanda).
L’an dernier, Agatha a pris part à l’un de ces ateliers. Pendant trois mois, elle n’a pas dit un mot. Elle a écouté les histoires des autres participants et pleuré.
Agnès faisait partie d’un autre groupe. Un jour d’août, elle a pris la parole et les mots ont jailli : « J’ai immédiatement ressenti un soulagement, mon cœur était plus léger parce que j’avais dit des choses que j’avais toujours peur de dire »
La honte s’est dissipée et avec elle, sa colère envers sa mère. « J’ai réalisé que ce qu’elle ne me donnait pas, elle ne l’avait pas elle-même », explique-t-elle. Elle a peu d’espoir de rétablir les liens avec sa famille élargie, même si elle dit leur avoir pardonné.
Pour Clenie, l’animatrice qui a supervisé les ateliers, « il y a encore un long chemin à parcourir pour guérir le Rwanda, mais nous avons fait des progrès ». À l’approche des commémorations des 30 ans du génocide, Agatha dit se sentir plus forte que jamais depuis 1994.
« Il y a des images que vous ne pouvez pas effacer, quels que soient vos efforts. Mais je suis assez courageuse pour faire face aux mauvais souvenirs lorsqu’ils surgissent », a-t-elle déclaré. « Je ne ressens plus de tristesse quand je regarde Agnès », ajoute-t-elle : « Je ne ressens que de l’amour ».
AFP/Sahutiafrica